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Extrait Impressions 05 "Côte et terre" de Luc Frédefon


Le mot « forge » éveille dans l’esprit du lecteur ou de l’auditeur la vision d’un ouvrier qui chauffe le métal dans un fourneau, équipé d’un grand soufflet, et met le fer en forme au marteau. Cette vision se borne parfois à l’artisan dit maréchal-ferrant dont le métier est de travailler le fer pour le sabot des chevaux...

Or, dans les nombreux mots composés avec le substantif « maître », on trouve et surtout dans les écrits de l’ère industrielle un « maître de forges » qui n’a rien à voir avec « maître tailleur » (qui peut utiliser un mètre de tailleur) mais plutôt signifie un grand patron d’usines métallurgiques, de fonderies. Le Comité des Forges de France fut une structure du patronat...

Donc il faut penser aussi aux autres sens de « forge » et retenir celui d’un établissement industriel ayant pour objet d’extraire le métal du minerai qui en contient plus ou moins et de préparer le fer ou l’acier à ses diverses utilisations...

En ce sens on doit rapprocher « forge » de « sidérurgie ». Et pour la « forge » de Lège, dont Isabelle Verdier dans ses ouvrages écrivait que l’on voyait de nuit la lueur du haut-fourneau jusqu’à La Teste, oublier le petit brasero à soufflet, l’enclume et le marteau, pour envisager plutôt l’installation industrielle...

Avec le temps qui passe, les souvenirs entrent dans la légende. Le mot « forge » à Lège entraîne la réaction immédiate de l’interlocuteur : « Ah ! Oui ! Le lotissement ! »



Mâchefer et mange clous sont dans un bateau...


On trouve de moins en moins de ces cailloux bleus que je collectionnais dans mon enfance comme des pierres précieuses à l’origine inconnue. Or j’ai dû convenir, à l’âge adulte, que ces trésors brillants n’étaient en fait que des scories.

Des résidus provenant d’un haut-fourneau, la « forge », qui tentait d’extraire de l’alios, ou de la garluche, un métal utilisable.

L’alios est un mot d’origine gasconne s’appliquant à un « grès à ciment organique et minéral de couleur brun rougeâtre, apparaissant en profondeur dans les sols sableux par précipitation et cristallisation entre les grains de sable des colloïdes organiques et minéraux ».

On comprend mieux la couleur brune des eaux ruisselantes provenant des landes et des étangs par le canal qui débouche dans la petite mer d’Arcachon.

Revenons au grès (et de bon gré) qui est une « roche détritique formée de grains de nature variable agglomérés par un ciment siliceux, calcaire, ferrugineux »...

De l’alios traité en haut-fourneau les industriels de l’époque tentaient par de fortes températures d’en extraire les particules de fer. Mais le sable siliceux sous l’effet de la chaleur se vitrifiait et la fusion de ce déchet donnait aux enfants des rêves de bijoux : les pierres bleues !

Riche en fer, la « garluche » est un alios mais beaucoup plus résistant. Connue au moins depuis l’époque romaine puisqu’on en a découvert dans les fondations de l’établissement d’Andernos, baptisé villa gallo-romaine. Dite pierre de fer, c’est la seule pierre utilisable des pays de landes sablonneuses...



On la retrouve, visible par sa couleur sombre, dans plusieurs constructions, entre autres celle de la tour d’Arès, ancien moulin près de la chaussée marine (dite jetée). Ou en décoration, comme pour une maison de Lège, avenue du... Moulin !

Les « forges » industrielles utilisaient la garluche de meilleure densité ferrugineuse, et le premier de ces ateliers (d’après le Dictionnaire du Bassin d’Olivier de Marliave) aurait été installé à Biganos, vers 1837, au bord du ruisseau du Lacanau, affluent de l’Eyre.

L’une de ses productions les plus visibles, encore de nos jours, c’est la colonne métallique mince qui soutient des avant-toits ou galeries de maisons anciennes. Le recensement de ces constructions utilisant les colonnades fines serait une action de recherche du patrimoine. La production de ces supports a disparu vers 1950...

La forge de Lège, peut-on écrire l’aciérie sans jouer sur le mot d’une autre industrie locale la scierie, aurait été installée par un M. Gignoux, déjà métallurgiste dans les Landes. D’autres industriels ont poursuivi son activité dont on retrouve les noms sur le Guide Joanne de 1860 (voir page 41 du n° 03 de Côte et Terre).

Si cette activité s’est bien installée avant 1840 elle aurait donc duré plus de vingt ans. Je ne pense pas que des « capitalistes » du 19ème siècle aient conservé une industrie non rentable aussi longtemps. Ce qui nous laisse supposer, revente incluse à des successeurs, que la production était importante...

Rappelons que les scories (ces pierres bleues, vertes, noires) ont longtemps servi de remblai à la population locale. La dissémination du matériau (mystérieux un siècle après) aurait été le fait des troupeaux de bovins qui, en déambulant de Lège à Andernos (étendue du domaine d’Arès), semaient au passage les petits cailloux bleus coincés dans leurs sabots ! Vérité ou légende inspirée du Petit Poucet ? Les vaches retrouvaient leur chemin !



Revenons à M. Gignoux qui, pour installer sa forge, industrie et non petit atelier, loua au château d’Arès de grandes terres qui s’étendaient (toujours d’après Isabelle Verdier, ancienne institutrice de Lège) « du moulin Javal au riou d’Ignac et des ports d’Arès-Lège aux Abberts ».

C’est une extrapolation de cet auteur de citer alors le moulin « Javal » car, lorsque M. Gignoux loue ces terres du domaine d’Arès, d’abord ledit domaine empiète largement sur les territoires d’Andernos et de Lège et, de plus, Léopold Javal n’acquiert le château qu’en 1847. Pour plus de justesse elle aurait dû écrire le moulin d’Arès ou le moulin d’Allègre (puisque d’autres moulins comme celui de Templier existaient à Arès).

Aux Archives départementales de la Gironde, en cherchant des documents sur le canal des étangs, nous avons pu consulter un plan représentant l’emplacement de la forge. Ce n’est donc pas une légende ni un rêve...

Ce croquis semble avoir été établi à cause d’un différend entre M. Gignoux et le nouveau propriétaire Léopold Javal. Le Ruisseau par où s’écoulent les eaux des Estangs, hydronyme relevé, en l’absence de nom propre connu, sur la carte de Claude Masse en 1707, alimente en eau douce les propriétés du domaine d’Arès et... la forge en question...

De dérivation en canal secondaire qui prendra l’eau en premier, qui va se trouver frustré du précieux liquide, qui peut sauvegarder une réserve d’eau douce sans que la marée ne vienne en ce ruisseau apporter sa saumure ?...

Il reste toujours des choses à découvrir. C’est le regard nouveau qui peut changer la donne. Si nous n’avons pas encore les éléments et les suites du conflit, ce plan peut être une source pour localiser l’implantation de cette industrie, dont on savait que, pour ses besoins en eau, elle s’était située « au bord de la rigole du Porge »...


La voirie des nouveaux lotissements, dont les noms, Avenue de la Forge, Square des Forgerons, le Parc de la Forge, les Chênes de la Forge, rappellent l’existence de cette industrie, pourrait délimiter, au sud-est du canal des étangs, près du pont de Bredouille par l’avenue de la Presqu’île, un quadrilatère où l’on devrait retrouver des restes métallurgiques...

Or ce périmètre est nettement plus au nord que la zone précisée par Isabelle Verdier se limitant aux Abberts et riou d’Ignac, soit encore au sud de la voie rapide actuelle et du carrefour de Bénédicte...

Et le plan de 1849 qu’apporte-t-il ?

Il s’intitule :

Plan à joindre au procès-verbal de visite des lieux et au rapport sur la demande de prise d’eau de Mr Javal

Il émane des Ponts et Chaussées, département de la Gironde.

La première remarque que l’on peut faire c’est que les estuaires dessinés en 1849 – soit avant les travaux dont nous avons narré l’inauguration en 1864 – ne correspondent en rien à ceux d’aujourd’hui. Le rivage du bassin parait être situé plus au nord, le ruisseau d’Ignac s’y jette directement, il n’y a pas confluent entre canal et ruisseau...

On remarque qu’il existe sur le plan un Canal creusé en 1825 qui coupe largement le tracé d’une grande boucle notée Ancien lit du canal.

Vers le rivage la nature du sol est indiqué Sablières, avec une mention voisine Propriété de Mr Gorry en bordure est du canal, près de son débouché vers le bassin.

En plein centre du plan est inscrit Propriété du Franc, nom de lieu que l’on retrouve sur les cartes actuelles...




La mention Propriété de Mr Javal se situe au sud-est du plan, se limitant vers le  nord-ouest par le Ruisseau d’Ignac ou Berle de la Machine qui passe vers l’amont dans une succession de Marais. Un Ch. d’Arès ébauché parait rejoindre un Chemin de la Machinott...

Il faudra voir ultérieurement (laissons de la matière pour les prochains numéros !) si la partie sud du plan, ainsi que le rivage du bassin d’Arcachon, se sont trouvé colonisés par des réservoirs immenses créés par Léopold Javal, avec empiètement sur la côte ancienne et créant une large avancée sur la baie, comme on peut voir une avancée analogue à Audenge...

De ce fait, les mentions glanées çà et là d’un détournement possible de la Machinotte pourraient se trouver confortées !

Si le nom de la voirie Chemin d’Ignac, encore existant aujourd’hui sous le nom de « route », désigne un tracé analogue à celui de 1849, l’Usine serait située à l’extrémité de ce chemin mais à trois cents mètres du canal des étangs, la branche creusée en 1825...

Le quadrilatère d’environ deux cents mètres de côté et noté Propriété de Mr Gignoux englobe deux constructions en plus de l’usine proprement dite. La superficie de l’emprise serait donc d’environ quatre hectares...

Pour le fonctionnement du haut fourneau, une dérivation est branchée sur le canal des étangs notée Canal d’Amenée d’environ cinq cents mètres et conduisant à l’usine.

A la sortie de celle-ci, c’est un long tracé en droite ligne noté Canal de Fuite de Mr Gignoux

qui rejoindrait le ruisseau de la Machinotte et non le canal des étangs. La longueur de ce canal artificiel pourrait être estimée à 2,500 kilomètres...

Or, M. Léopold Javal souhaiterait irriguer la propriété que nous avons signalée sur les bords du ruisseau d’Ignac (Machinotte) où se jette le canal de fuite de la forge...





Pour ce faire, il étudie le tracé d’une nouvelle rigole qui prendrait l’eau douce sur le canal des étangs, en amont du canal d’amenée de l’usine. Cette rigole contournerait d’abord la Dune Verte, par l’Est, puis rejoindrait en parallèle le canal de fuite de la forge, franchirait par une buse le ruisseau (Ignac ou Machinotte) et arroserait alors une sorte de presqu’île mise en valeur par M. Javal...

Seulement, M. Gignoux, estimant de son côté que son canal de fuite ne débite sans doute pas assez en se jetant dans un riou d’Ignac encombré, a pour projet d’effectuer un prolongement en droite ligne jusqu’au rivage du bassin, en évitant les méandres du ruisseau. Le tracé envisagé coupe la propriété de M. Javal !

On comprend mieux les explications d’Isabelle Verdier sur les terres louées au château d’Arès, quand on remarque sur le plan, en dehors du quadrilatère de l’usine, le « chevelu » des divers canaux nécessaires à l’exploitation...

Il faudra bien que le conflit s’apaise ! La vie de la forge a duré bien au-delà de 1849...

Les noms des successeurs de M. Gignoux cités dans le guide Joanne de 1860 (MM. Lousteau et Dussacq de Bordeaux) se retrouvent dans un Annuaire général du commerce et de l’industrie, Delmas, Bordeaux 1865,  sous la forme de deux adresses :

- Loustau et Fils aîné, fers fontes, zinc, fabrique d’outils aratoires

20, rue Ausone  -  71, rue Carpenteyre, Bordeaux

- Dussacq Félix et Cie, nouvelle société des forges de Coly, 20, rue Ausone Bordeaux.

Vous remarquez que les deux associés de Lège ont une adresse commune rue Ausone !

Quant à l’emplacement exact qu’occupait la forge elle-même, on peut le situer à quelques dizaines de mètres au nord de l’étang artificiel actuel, l’ensemble de la propriété de M. Gignoux se retrouvant sur les nouveaux lotissements dont Le Parc de la Forge...

Se forger une idée... Une idée de la forge !

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R E T O U R