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Texte de Luc Frédefon


A Arès, sur les bords du bassin d’Arcachon, la tour crénelée à proximité de la jetée promenade (ou chaussée marine submersible) est improprement nommée « moulin Javal ». Il est mieux de rendre au capitaine Allègre la paternité de cet édifice, comme nous l’avons souvent écrit dans cette revue...

Lorsque le marin à la retraite, David Louis Allègre, étudie et propose sur plans détaillés la transformation du courant naturel d’écoulement des eaux des étangs du nord vers le bassin d’Arcachon en un canal navigable d’Arès à la Gironde, il prend pour référence le moulin !

Nous avons donc ainsi une période qui met en relation deux cotes d’altitude : d’une part le niveau de la haute mer du 21 septembre 1838, d’autre part un repère sur le soubassement du moulin d’Arès, celui au bord du rivage...

On sait chronologiquement que le capitaine au long cours, ancien officier de marine à qui fut confié le commandement d’un navire de commerce, le Chandernagor, pour établir des relations entre les Indes et la France, dut choisir de démissionner de la Royale pour ramener le voilier et poursuivre une activité commerciale avec plusieurs commandements, dont certains au départ de Bordeaux, au moins ceux du Bengali et du Général Foy.

Enrichi assez vite par ce commerce exotique et par le statut des capitaines français qui avaient la responsabilité de leur cargaison et percevaient un intéressement, il acquit d’abord un domaine à Bruges de 90 ha en 1829 puis ceux d’Andernos et Arès en 1835, en faisant le choix de vivre au château d’Arès...



Après son initiative qui l’a rendu internationalement célèbre, le lancement de navires à vapeur pour la pêche océane, première mondiale en 1836, il propose son idée de canal dès 1837 et crée une société comprenant trois noms : D. Allègre, Darmailhac, Dumousseau...

C’est donc en poursuivant ce projet de cours d’eau navigable, après correspondances, croquis, études, qu’il fait établir un important mémoire daté du 29 septembre 1838.

Puisque les plans prennent pour repère le soubassement du moulin d’Arès, nous en tirons la conclusion que le moulin, soit est déjà bâti en 1838, soit est en cours d’élévation, et donc indubitablement du temps du capitaine Allègre qui exploite le domaine d’Arès, et non du temps de Javal qui n’en deviendra propriétaire qu’en 1847, après la mort d’Allègre...

De plus, un plan illustré du château d’Arès et de son environnement comporte, près de la côte du bassin, un moulin, ce qui confirme l’existence de cet édifice, ainsi que tuilerie, usine de résine à proximité... portant la mention « propriété Allègre ».

En replaçant dans son contexte de l’époque le projet (encore un !) du capitaine Allègre de créer un canal navigable d’Arès à la Gironde, c'est-à-dire du bassin d’Arcachon aux portes de Bordeaux, en passant par les étangs, avec une date de création d’une société idoine, on doit en tirer quelques précisions informatives et historiques...

Nous sommes alors en plein développement de la navigation à vapeur. Faut-il rappeler que, dès 1818, La Garonne, premier vapeur local, desservait Langon depuis Bordeaux. Que d’autres engins du même type, à roues à aubes, entrèrent en concurrence pour desservir Bourg et Blaye, en aval de Bordeaux...

Alors que le capitaine Allègre, avec des associés, fait construire un vapeur pour la pêche à l’océan, dont il lancera la pratique les 30 et 31 décembre 1836, Léopold Javal prend le contrôle en décembre 1836 d’une compagnie bordelaise de transports maritimes...



Concours de circonstances assez curieux où le futur acquéreur du domaine d’Arès, dix ans plus tard, alors qu’il est banquier parisien, député de l’Yonne, investisseur des premiers chemins de fer dans l’est de la France, se trouve sur la Garonne. Dans le même mois où Allègre descend le fleuve et la Gironde vers l’océan, Léopold Javal investit lui aussi dans des vapeurs à roues à aubes, pour desservir « le bas de la rivière », Pauillac puis Royan...

Donc, c’est en même temps qu’Allègre exploite d’abord un puis deux bateaux de pêche à vapeur, qu’il lance une nouvelle société pour un canal navigable en 1837 ! Si le 6 août 1838 parait l’annonce de la vente publique de deux bateaux à vapeur, le Turbot et l’Entreprise, le mémoire détaillé d’Allègre sur le futur cours d’eau est daté du 29 septembre 1838 !

Voilà un homme qui ne manque pas de ressources et ne se décourage pas facilement !

Si l’initiative d’Allègre, malgré les appuis répétés du Conseil général de la Gironde qui encourage l’idée de voie navigable, ne prospère pas, cet échec est à mettre en relation directe avec une réglementation toujours en cours à l’époque...

Quoique des aménagements juridiques aient pu y être apportés, une ordonnance des Eaux et Forêts de 1669 restait applicable. Elle classait les cours d’eau suivant leur utilisation.

Or, d’après la carte de Claude Masse publiée en 1707 (mais avec un travail sur le terrain depuis 1690), cette voie d’eau sinueuse portait alors, en l’absence de nom précis recueilli, une définition Ruisseau par où s’écoulent les eaux des estangs dans la mer d’Arcachon. Cela évitait d’avoir à choisir entre des appellation locales : telles que « rivière de Lacanau », « rigole du Porge », « ruisseau de Lège » (ou même Estey de Campanhe, en 1263 !).

Il s’agissait donc d’un « émissaire » (au sens d’un collecteur de réseaux d’eau), d’un « exutoire » si l’on veut retenir la notion de sortie de trop-plein, pas d’une rivière à la source imprécise, à peine un cours d’eau, au point d’être « innommable » !



L’Abbé Baurein, qui publie des chroniques autour de 1780, signale d’une part que la communication entre étangs se fait pour ainsi dire d’elle-même dans des temps d’inondation  et, d’autre part, que des pêcheurs d’Hourtin descendent en barque pour chercher des huîtres dans le bassin et les remonter vers le nord ! Ce qui suppose une certaine navigabilité...

Il peut y avoir une ambiguïté sur le statut de ce cours d’eau évolutif suivant les saisons, mais sa transformation en voie navigable le doterait de facto d’un statut plus contraignant. Voilà d’où pourrait provenir la très forte réserve des riverains face au projet du capitaine Allègre...  Et son échec !

Plus tard, à partir de 1860, fut aménagé un canal d’assainissement, de Lacanau à Arès, inauguré en 1864. Il n’était ni navigable, ni même flottable, car les riverains auraient été tenus de respecter la réglementation qui obligeait à laisser un passage pour le chemin de halage ! Par contre, le recueil des eaux éparses libérait des terres nouvelles pour la culture...

Allègre envisageait un développement du commerce par voie d’eau, alors que les routes étaient en ce temps là bien peu carrossables. Son projet ne pouvait qu’inquiéter les propriétaires de terrains sur un bord ou l’autre du cours d’eau : biefs pour les moulins, retenues pour les étangs de pêche, les mares à sangsues, postes de capture des civelles (piballes), réserves de chasse aux oiseaux aquatiques, se trouveraient condamnés par la transformation du ruisseau en voie navigable...

Alors qu’on peut penser que, dans l’esprit d’Allègre qui suivait de près l’évolution de la technique, les vapeurs auraient servi de remorqueur pour des trains de barges. Les chemins de halage devenaient inutiles. Et dans ce cas les propriétaires riverains n’auraient plus eu de réserve quant à la transformation du cours d’eau en voie navigable...

Avec des « si », l’histoire serait à réécrire !


Allègre : du canal au moulin

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R E T O U R

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